Déconstruire l’âgisme en pratique : les certificats
Imaginons : Vous souhaitez profiter de votre retraite en allant visiter ce magnifique pays qu’est l’Agisthan. Vous vous y rendez en voiture et commencez un fabuleux road-trip, quand soudain un policier agisthanais vous arrête et contrôle vos papiers d’identité : “Veuillez descendre du véhicule monsieur, il est interdit de conduire au-dessus de 65 ans”. Interloqué, vous demandez pourquoi donc, et l’agent vous explique qu’au-delà de cet âge, de nombreuses personnes commencent à perdre l’ouïe ou la vue, voire développent Alzheimer. On ne peut donc évidemment pas prendre le risque de laisser conduire les seniors ! Votre road-trip tombe à l’eau. Vous êtes pourtant certain d’avoir encore entièrement possession de vos sens et de vos facultés mentales, et la situation vous paraît tout à fait injuste. Mais c’est la règle, c’est comme ça ! Si seulement on ne vous jugeait pas par rapport à votre âge, mais par rapport à votre capacité réelle à conduire…
Ce genre de situation ne se produit pas que dans les pays fictifs que j’invente pour écrire des articles de blog : les enfants se voient très souvent privés d’autonomie de façon arbitraire par les adultes, en raison de leur âge, sans tenir compte de leurs capacités réelles. Et leurs sentiments d’injustice sont selon moi tout autant légitimes. Dans une école démocratique, il n’est en principe jamais fait de telle distinction basée sur l’âge. Par exemple, il n’y a pas de règle comme “La scie est interdite aux moins de 10 ans”, ou “La guitare ne peut être utilisée qu’en présence d’un adulte”. Pourtant, une scie est un outil dangereux et une guitare est un instrument fragile.
Le système de certification
Le système de certification permet de résoudre cet apparent dilemme entre liberté et sécurité : pour chaque ressource dangereuse ou fragile, un certificat donne le droit à un membre d’utiliser cette ressource en toute autonomie (sans surveillance d’un adulte), à condition que la personne soit en mesure d’assurer elle-même la sécurité.
Par exemple, Camille, 7 ans, souhaite utiliser les outils pour bricoler. Elle demande à passer le certificat correspondant. Comme je suis certificateur pour le certificat outils, je me charge de le lui faire passer. Après une explication et démonstration de la bonne utilisation des outils, avec un suivi sur quelques jours permettant de vérifier la capacité à utiliser l’outil de manière sécurisée (tant pour soi que pour les autres membres de l’école, point important dont souvent les adultes peuvent aussi bénéficier !), le certificat est décerné. Camille peut alors construire ce qu’elle veut avec les outils, sans adulte si elle le souhaite. Une grande liberté, mais qui reste cadrée car si elle laisse traîner un clou par terre, ou scie sans se mettre sur une surface bien plane et stable, une demande de justice lui sera adressée, et le Conseil de Justice sera chargé de rétablir la sécurité dans l’école, par exemple en lui retirant le certificat. Comme pour le permis de conduire, l’autonomie est réelle mais les règles n’en sont pas moins strictes, afin de prévenir les accidents.
Notre super appli de gestion des certificats !
On peut ainsi voir au sein de l’école des enfants grimper aux arbres, utiliser seuls des instruments de musique, des outils, du matériel de dessin fragile, l’imprimante de l’école, des plaques de cuisson… La sécurité n’est plus assurée par l’interdiction mais par la responsabilisation, et les enfants certifiés, conscients qu’on leur fait confiance et qu’ils ont leur propre sécurité, celle des autres ou du matériel entre leurs mains, savent se montrer à la hauteur de cette responsabilité.
Qui sont les certificateurs ?
Ils sont nommés et formés par le responsable de la Commission Certificats (actuellement, c’est moi 🙂 !), lui-même élu et supervisé par le Conseil d’École. Ainsi, aucune autorité n’est arbitraire, et l’ensemble des membres peut se prononcer si jamais je ne remplis pas mes responsabilités (et mon mandat est révocable !). Former les certificateurs ne se fait pas à la légère, mais rien n’empêche en théorie un enfant de devenir certificateur. Par exemple Shayan, un ado de 16 ans qui s’y connaît (plus que moi !) en bricolage, est devenu certificateur pour le fer à souder cette année, et il prend ce rôle très au sérieux.
Un exemple de registre des certificats (Vert = Certifié, Bleu = Certificateur, Gris = Certificat perdu)
Je souhaite ici rappeler que le système des certificats n’enlève en aucun cas la responsabilité finale légale des adultes en matière de sécurité. En cas de danger grave et imminent, les adultes font preuve d’autorité (en ordonnant ou en s’interposant physiquement) afin de protéger les enfants. Heureusement, dans le cadre de l’école, il est extrêmement rare que ce genre de situation se produise.
Les bienfaits cachés des certificats
Au-delà de leur utilité première (assurer la sécurité dans l’école et la sauvegarde des ressources), j’ai pu observer que les certificats sont un vrai atout dans les relations adultes-enfants. Là où, habituellement (hors de l’école), les enfants s’attendent à ce que les adultes aient une posture restrictive concernant le danger, le passage du certificat au contraire leur octroie de nouvelles libertés ! Il s’agit d’un moment privilégié qui permet au futur certifié d’exprimer ce qu’il sait faire et d’être reconnu comme capable et digne de confiance. Cela participe de la construction d’un respect mutuel.
Pour les plus jeunes, assumer une grande liberté de façon responsable n’est pas une mince affaire, et chaque enfant, à son rythme, passe le cap de se détacher de la sécurité d’avoir un adulte pour superviser certaines activités. Passer un certificat n’est bien sûr pas obligatoire, et les enfants ne demandent à en passer que lorsqu’ils en ont l’utilité et qu’ils se sentent prêts. En attendant d’être certifiés, ils peuvent toujours observer l’utilisation de ces appareils fragiles et dangereux, et apprendre à les manipuler en présence d’un certificateur.