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Les conseils non sollicités

La posture des adultes dans une école démocratique peut être difficile à appréhender. Que signifie-t-on lorsque l’on parle d’établir des rapports “d’égal à égal” entre chacun des membres ? Comment se concilient l’absence d’intentions pédagogiques et la nécessaire transmission de connaissances ?

Dans cet article de Peter Gray, le psychologue américain s’appuie sur une interaction entre conjoints pour expliquer en quoi donner des conseils à autrui (notamment à un enfant) est une affaire délicate.

Traduit de l’anglais (lien vers l’article original), je remercie Peter Gray de m’avoir autorisé à publier la traduction de cet article sur ce blog.

Les conseils non sollicités : Je déteste cela, vous détestez cela, vos enfants aussi

Pourquoi déteste-t-on particulièrement les conseils non sollicités de nos proches ?

« Passe une bonne journée », dit la mère à sa fille. Ce à quoi l’adolescente répond : « Mamaaaan, arrêteuh de me dire quoi faire par pitié ! ». Je sympathise avec les deux protagonistes de cette blague. Parfois on est tellement envahi de conseils non sollicités que même le conseil le plus inoffensif et bienveillant devient intolérable.

Ma femme et moi avons un merveilleux mariage. Une des raisons de notre bonheur est que nous avons tous deux appris à éviter de donner à l’autre des conseils non sollicités. Je me souviens d’une première étape dans ce processus d’apprentissage pour moi : Nous rentrions d’une soirée au cinéma, et ma femme conduisait. J’ai remarqué qu’elle gardait la voiture en seconde alors qu’elle aurait clairement pu passer la troisième, peut-être même la quatrième. Stupidement, je le lui ai dit. Elle n’a rien répondu, mais la manière sèche avec laquelle elle a passé la vitesse et le silence qui s’en est suivi pendant quelques minutes en disaient long. Cela disait, entre autres, « Écoute mon gars, ça fait des années que j’ai le permis, j’ai pas besoin que tu gères ma conduite dans le moindre détail. Il fallait vraiment que tu interrompes notre conversation sur le film, là tout de suite, pour m’expliquer comment conduire ?? ». Tout ça juste à cause de mon poli : « Chérie, je pense que tu devrais passer la troisième, ça allégerait le moteur et ça réduirait la consommation d’essence ». Je dois admettre, en y repensant, que si elle m’avait donné un conseil similaire, ma réaction tacite aurait été à peu près la même.

Ma femme et moi ne sommes pas les seules personnes qui n’aiment pas les conseils non sollicités en général. Pour préparer l’écriture de ce post, j’ai googlisé : « conseils non sollicités » et j’ai trouvé un sondage en ligne avec la question « Appréciez-vous les conseils non sollicités en général ? » suivie de trois choix de réponse : “Oui”, “Non”, et “Seulement si la bonne personne les donne”. La dernière fois que je suis allé voir ce sondage, 847 personnes avaient répondu, avec 6% disant “Oui” (venant tous, je présume, d’une autre planète), 56% disant “Non”, et 38% disant “Seulement si la bonne personne les donne”. Personnellement, je pense pas que ce ne soit qu’une histoire de bonne personne : c’est aussi une histoire de bon moment et de bonne façon de faire. Des conseils d’amis, d’amants, de parents, de patrons, de subordonnés, d’experts, de novices et d’étrangers peuvent être tout aussi odieux, selon quand ils sont donnés et comment.

Parfois, bien sûr, les conseils non sollicités sont les bienvenus : si j’entre dans l’océan et que quelqu’un, peu importe qui, arrive et me conseille de ne pas nager à cet endroit car des requins y ont été repérés quelques minutes auparavant, je suis reconnaissant. Je le prends non pas comme un conseil, mais comme une information utile, potentiellement vitale, que je ne connaissais pas auparavant. Je serais encore plus reconnaissant ceci dit, sans la moindre teinte d’agacement, si le Bon Samaritain avait entièrement omis la partie “conseil” de son message (de ne pas nager ici) et m’avait juste donné la partie “information” (à propos des requins). Alors j’aurais eu le sentiment que la décision de rester hors de l’eau était entièrement la mienne, basée sur ma propre capacité à penser de manière rationnelle, sans être influencée de quelque manière que ce soit. Je n’aurais alors même pas un soupçon de tentation d’entrer malgré tout dans l’eau juste pour prouver que « Je fais ce que je veux, merci bien ! »

Pourquoi réagit-on ainsi aux conseils non sollicités ? Pourquoi ne les acceptons-nous pas simplement pour ce qu’ils sont : la préoccupation sincère et le désir d’aider de l’autre personne ? D’autres ayant écrit à ce sujet ont proposé un certain nombre de réponses tout à fait raisonnables. Ils suggèrent que le conseil, à juste titre ou non, nous apparaît comme une affirmation de domination, une critique, une méfiance, ou un manque de considération de nos propres objectifs et priorités. Je suis d’accord avec tout cela, mais j’ajouterais que la principale cause sous-jacente a à voir avec notre désir de protéger notre propre liberté.

Pour de bonnes raisons évolutives, les êtres humains ont soif de liberté. Nous résistons au contrôle d’autres personnes. Nous le faisons quel que soit notre âge et quelle que soit la personne qui veut nous contrôler. Les personnes mariées résistent au contrôle de leur conjoint, les personnes âgées résistent au contrôle de leurs enfants devenus adultes, les enfants résistent au contrôle de leurs parents… Et bien sûr, les élèves résistent au contrôle de leurs professeurs, ce qui est une des raisons pour lesquelles les écoles telles que nous les connaissons produisent généralement de si mauvais résultats.

Les conseils non sollicités de nos proches peuvent être particulièrement menaçants, à cause de notre désir de plaire à ces personnes. Il est dur d’ignorer des conseils de nos proches, car nous craignons implicitement que si nous ne les suivons pas, cela signalera un manque d’amour ou de respect. Néanmoins, nous ne voulons pas suivre ces conseils, car nous voulons conserver notre autonomie. En fait, nous ne voulons surtout pas suivre les conseils d’un être cher, car chaque fois que nous le faisons, cela semble nous éloigner d’une relation entre personnes égales vers à une relation où le pouvoir est déséquilibré. En s’y conformant, nous signalons en quelque sorte notre volonté future de nous subordonner à la volonté de l’autre personne : « Oui chéri·e, tu es bien plus intelligent·e et informé·e que moi, donc je ferai tout comme tu dis ». Tout acte d’obéissance semble nouer une laisse que l’autre tient autour de notre cou. Le conflit entre suivre le conseil (pour montrer notre amour) et ne pas le suivre (pour affirmer notre liberté) crée de la frustration, et la frustration mène à la colère. Ainsi, nous ressentons plus de colère quand un proche nous explique comment améliorer notre conduite (ou notre santé, ou autre chose) que quand un étranger nous donne de tels conseils.

Il est plus facile pour la plupart des gens de comprendre la nature de ce conflit en pensant à un couple marié qu’à une relation parent-enfant. Le parent et l’enfant sont à certains égards évidemment inégaux : le parent est plus grand, plus fort, connaît bien plus de choses sur le monde, et contrôle plus de ressources. Cependant, en un sens, le parent et l’enfant sont égaux. Ils sont tous deux au fait de leurs propres motivations internes, besoins, et objectifs. Et les enfants, bien qu’ils aient moins de connaissances que les adultes sur beaucoup d’aspects du monde, sont bien plus futés que ce que la plupart des adultes pensent. Les enfants sont conscients de leur dépendance aux adultes, mais ils éprouvent à la fois une forte propension à affirmer leur indépendance. D’un point de vue évolutif, ce désir n’est pas accidentel : c’est ce qui motive les enfants à toujours prendre les risques qu’ils doivent prendre pour grandir, et trouver leurs propres voies, afin de prendre en main leurs propres vies.

Ainsi, le conseil non sollicité que je souhaite vous donner est que vous devriez montrer autant de prudence en donnant des conseils non sollicités à vos enfants qu’à votre conjoint. Plus vous vous retenez de donner des conseils non sollicités, plus il sera probable que votre enfant vous demande directement des conseils si besoin, et les suive ensuite s’ils sont pertinents.

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